À retenir :
- L'individualisme modifie la solidarité en modifiant la manière dont les personnes s'entraident, selon Durkheim avec les solidarités mécanique et organique.
- La société moderne favorise une individualisation des trajectoires, rendant la solidarité traditionnelle moins apparente et encourageant la valorisation des droits individuels.
- De nouvelles formes d'entraide émergent, comme les associations et les plateformes numériques, permettant une solidarité adaptée à l'individualisation croissante.
- Malgré les risques liés à l'isolement, l'essor des solidarités choisies et actions collectives numériques offrent des perspectives positives pour revitaliser le lien social.
Pourquoi l'individualisme change-t-il la solidarité ?
L'essor de l'individualisme soulève une interrogation centrale : comment la progression de l'autonomie individuelle façonne-t-elle la manière dont les personnes s'entraident ? En sociologie, l'évolution des solidarités constitue un thème majeur pour comprendre la cohésion sociale. Lorsque chaque individu gagne en liberté d'action, cela impacte nécessairement la forme et l'intensité du lien social.
L'analyse du sociologue Émile Durkheim reste centrale sur ce sujet. Dans « De la division du travail social » (1893), il distingue deux types de solidarités : mécanique et organique. Comprendre cette distinction aide à saisir pourquoi la transformation de la société entraîne une évolution des formes de solidarité, mais également l'évolution de la cohésion sociale.
Entre solidarité mécanique et solidarité organique : quelles différences ?
Durkheim caractérise la solidarité mécanique par une forte similitude entre les membres d'une communauté : chacun partage les mêmes valeurs et normes. Cette unité structurait les sociétés traditionnelles, où la différenciation des individus restait faible. « Plus une société est primitive, plus l'individu dépend du groupe » écrivait Durkheim (De la division du travail social, 1893).
Avec la modernisation, la solidarité organique apparaît. Elle repose sur la complémentarité née de la division du travail. Chaque individu occupe une fonction spécifique et échange avec les autres dans un système interdépendant. Chacun devient unique, et l'intégration sociale ne passe plus par la ressemblance mais par la nécessité de coopérer.
Naissance de l'individualisation des trajectoires
La société moderne favorise une individualisation accrue : études personnalisées, libre choix du mode de vie, diversité des parcours professionnels. Selon l'étude OpinionWay-KEA Partners « Les jeunes Français et le travail » (2023), 64 % des jeunes actifs (16-45 ans) jugent que leur réussite professionnelle provient d'abord de leurs efforts personnels plutôt que du collectif familial ou du réseau. Ce mouvement rend la solidarité moins évidente au sein des groupes traditionnels comme la famille élargie ou les quartiers.
En parallèle, l'individualisme stimule la valorisation des droits individuels. Il accroît l'autonomie des citoyens, mais complexifie parfois la création d'un lien social fort à grande échelle car chacun recherche sa propre voie.
Formes d'entraide renouvelées
Si la solidarité mécanique recule, de nouvelles formes de solidarité émergent. Les associations, réseaux d'entraide locaux, plateformes numériques permettant d'agir pour l'environnement ou l'inclusion témoignent d'une adaptation des pratiques de solidarité au contexte d'individualisation. Une étude de France Bénévolat montre que 20 % des Français participaient, en 2022, à une action bénévole organisée, contre 15 % en 2010.
Simultanément, des structures collectives se transforment. Les syndicats, par exemple, doivent composer avec des salariés plus autonomes, attachés à la reconnaissance individuelle autant qu'à la protection collective.
- Solidarité d'engagement dans des causes communes via internet
- Bénévolat ponctuel adapté aux préférences individuelles
- Crowdfunding ou finance participative pour aider projets citoyens
Quelles conséquences pour le lien social de la société moderne ?
Le processus d'individualisation bouscule la cohésion sociale traditionnelle sans pour autant provoquer sa disparition. Si les solidarités de proximité reculent, elles laissent place à des liens choisis ou reconfigurés selon les affinités et les valeurs personnelles. Cela traduit une différenciation des individus toujours plus poussée qui complique certes la tâche des institutions publiques, mais illustre aussi la capacité d'adaptation de la société moderne.
Par exemple, le tissu associatif continue d'assurer un rôle structurant dans l'accompagnement des personnes isolées ou vulnérables, bien que l'État soit sollicité pour soutenir des politiques de redistribution adaptées. Selon l'OCDE, la part des dépenses sociales dans le PIB français atteignait 31,6 % en 2022, la plus élevée parmi les pays développés (OCDE, 2022). La solidarité nationale compense ainsi certaines fragilités induites par la montée de l'individualisme.
Mutations observées dans les sphères familiale et professionnelle
Dans la famille, le modèle nucléaire remplace progressivement la structure étendue. On assiste à une diminution du poids des obligations familiales : 68 % des Français déclarent que l'autonomie des enfants prime désormais sur la solidarité intergénérationnelle (Baromètre Crédoc, 2022). Même constat pour l'emploi, où la sécurité offerte par l'entreprise s'efface au profit de parcours professionnels individualisés - CDD, auto-entrepreneuriat, intérim.
Loin de signifier la disparition de toute forme d'appui réciproque, cette évolution oblige à repenser les formes de solidarité à inventer, notamment face au vieillissement démographique ou aux crises écologiques qui exigent une réponse commune.
Risques et perspectives pour l'avenir de la solidarité
La montée de l'individualisme comporte le risque d'un repli sur soi, voire d'un isolement social accru. En 2023, 12 % des Français se trouvent en situation d'isolement relationnel, soit environ 5 à 6 millions de personnes, contre 9 % en 2010. (Fondation de France / Crédoc, "Étude Solitudes en France", 13e édition, janvier 2024).
Toutefois, l'essor des solidarités choisies ou actions collectives coordonnées via les outils numériques offre des perspectives encourageantes pour revitaliser le lien social sous de nouvelles modalités. L'innovation associative ou citoyenne incarne une évolution positive du principe d'entraide au sein des communautés locales et nationales.
| Indicateur | 2010 | 2022/2023 | SOURCE |
|---|---|---|---|
| Taux d'engagement bénévole (%) | 15 | 19 | France Bénévolat |
| Dépenses sociales / PIB (%) | 30.6 | 31.6 | OCDE |
| Personnes en situation d'isolement (millions) | 3.65 | 5 | Insee |
Erreurs fréquentes :
- Penser que l'individualisme provoque mécaniquement une disparition totale de la solidarité.
- Confondre individualisme (affirmation de soi) et égoïsme (indifférence aux autres).
- Négliger le rôle central de la division du travail moderne dans la formation de solidarités réinventées.
- Oublier que la solidarité peut être institutionnalisée (via l'État) ou informelle (aide entre voisins, amis).
À votre avis, comment la société pourra-t-elle concilier demain la poursuite de l'autonomie individuelle et le renforcement des solidarités nécessaires à la cohésion collective ?


